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Les rois du pétrole
17 juillet 2011

Un roman de quartier

...

« — Lesquelles ?

— Celles que vous m'aviez dites. En ce moment, je bosse comme correcteur dans une agence de pub, et la plupart des petites annonces émanent de dames très dignes désireuses de nouer connaissance avec des gars très riches. Eh bien, il y en a trois qui ne faisaient jamais faux-bond et qui ne passent plus aucune annonce depuis quelques jours, elles sont aux abonnées absentes pour la presse locale. J'ai retrouvé leur numéro en fouillant dans les archives. Il y en a deux qui ne répondent pas. J'ai tapé dans le mille, peut-être bien, m'sieur Mendez. Mu par mon zèle professionnel de reporter à l'ancienne, j'ai déniché les deux adresses.

— T'es un as, Amores. Des gars comme toi, on n'en fait plus. Tu finiras rédacteur pour les publications de la Caixa ou chez Gas Natural pour leurs dossiers d'OPA.

— J'espère bien, m'sieur Mendez, et vous m'appuierez, j'en suis sûr. Bon, si vous êtes d'accord, on peut aller jeter un œil à ces deux adresses.

— Avec plaisir Amores. Où est-ce qu'on se retrouve ?

— Ben... par exemple au bar où vous déjeunez d'habitude.

— Fort bien, Amores, mais ne bois même pas un verre d'eau. Tu n'es pas vacciné comme moi.

Peu après, il retrouva Amores accoudé au comptoir, écoutant le patron qui vantait la qualité de ses menus tout en se lamentant sur l'avenir gastronomique du pays. « Putain, con, je n'y comprends rien : à la télé on n'a jamais vu autant d'émissions culinaires, et pourtant plus personne ne cuisine, tout le monde bouffe dehors, et n'importe quoi. »

Amores ne courait nul danger pour le moment : il n'avait rien avalé.

— Ce monsieur a raison. Dans les cuisines de la nouvelle Espagne, préservée à jamais du péril marxiste, on n'utilise que le micro-ondes pour réchauffer des conserves achetées en grande surface. Par contre, on voit tout le monde noter les recettes de salade au bonbon à la menthe. Ah, m'sieur Mendez, dites-moi en quel pays sont les dames du temps jadis, qui n'avaient pas le temps de tromper leur bonhomme vu qu'elles étaient aux fourneaux toute la journée ?

Amores montrait parfois qu'il avait des lettres.

— Vous avez sacrément raison, fit le patron. Faut dire qu'aujourd'hui les gens n'ont pas le temps de cuisiner; même le chat, ils l'ont mis au boulot, et le pauvre temps libre, ils le passent devant la télé à mater des recettes de cuisine. C'est encore est toujours la publicité orchestrée par le Gouvernement, monsieur Mendez, pour qu'on n'ait pas à réfléchir et qu'on ait l'impression de bien manger par-dessus le marché. Tout ça, c'est la pub des grandes multinationales de la gastronomie qui délocalisent la production à Marrakech du jour au lendemain car le couscous revient moins cher là-bas. Mais nous, ici, on compte pour du beurre : avant, le syndicat de l'hôtellerie était à la botte de la cuisine française, mais aujourd'hui il s'écrase devant la cuisine basque. On ne parle jamais des créations de par chez nous : moi-même, j'ai inventé une recette de moules à l'encre du tonnerre de Dieu. Eh bien, rien, pas un commentaire...

— Putain, objecta Mendez, je croyais que les moules ne produisaient pas d'encre, conformément aux directives europpéennes.

— J'ajoute des calamars, en fait, précisa le restaurateur. C'est un plat international : « La Méditerranée en plein air. » Mais goûtez donc, je l'ai inclus dans mes tapas.

Mendez aurait pu avoir cette audace, mais Amores s'était enfui. »

Francisco Gonzalez Ledesma - Un roman de quartier - Editions l'Atalante.

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